Lyon, Le Clos Fleuri , dimanche 8 octobre 2023
Ma très chère Anghjula
Mon carton de livres est enfin plein. Un bon gros carton de la poste, décoré avec des oiseaux prêts à s’envoler vers ton île encore confite par les rayons solaires. Depuis le temps que je m’en parle... Il m’attendait ouvert sur le lit de notre fille... je l’ai rempli petit à petit... avec à chaque fois un petit sourire de malice... Des livres pour toi...oui, uniquement pour toi ! J’espère qu’ils feront bonne route. Ton joli facteur a une grande mission à accomplir cette fois. J’ai choisi chaque ouvrage un à un avec la conviction de partager un peu de mon univers littéraire. Tu y feras comme bon te (res)semble , ton « Marché » du lire avec tes priorités, en espérant que les autres cartons qui encombrent ton Moulin ne seront pas jaloux. Peut-être y aura-t-il des doublons ? Les « colis » surprise relèvent de plaisirs liés à la curiosité d’’enfance, lorsqu’on est loin des siens et qu’on se demande si on a pensé à nous et comment. Ce genre d’envoi est devenu rarissime. C’est aussi important pour moi que les « vraies lettres » bien adressées. Ce sont des marqueurs affectifs de présence et de gratitude. Ils peuvent demander un certain temps avant d’arriver à leur destinataire. La preuve que, oui !
Ta lettre du 24 Juillet est là, sous mes yeux, reçue en copie jointe dans un mail du 27. Je l’ai lue et relue avec bonheur. Tu m’avais dit que tu la publierais en Automne. Elle faisait souviens-toi, un écho à ma lettre du 15 Mai. Malgré le très long délai, toutes deux se répondent avec une grande précision et dévoilent certains détails privés de nos parcours respectifs. Ce sont des trajectoires assez classiques d’adolescentes embarquées dans leurs choix d’études et plus ou moins propulsées par l’origine sociale. Très vite, la vie amoureuse vient se greffer à leur emploi du temps. Le temps rajoute des complications et des engagements, le hasard géographique fait le reste.
J’ai été sensible à ta nostalgie du Sud que j’ai partagée à certaines étapes de ma vie de jeune adulte. A l’époque où nous ne nous connaissions pas, nous vivions des ambiances très différentes, en des décors très contrastés. Mais nous avions déjà le goût de la rencontre et le goût des mots. Je crois sincèrement que c’est cela qui nous a fait nous croiser.
Comme toi, je cherche à retrouver le fil de nos échanges et j’ai passé une partie de la journée à essayer de le retrouver. Ce n’est pas très difficile si on applique la méthode Modiano. Je viens de terminer son court roman parfait : La danseuse, un texte rondement mené, et qui résout formidablement nos problèmes de rapport au temps et à la mémoire. Avec lui, on ne sait plus si on a véritablement vécu ou rêvé les événements de nos existences et il s’amuse à essorer les scènes dans le brouillard des émotions en suspension. Il bannit presque complètement l’anecdotique superflu pour ne garder que la subjectivité du récit et des dialogues réduits à l’os ... Il en profite pour promouvoir son pouvoir d’observation décuplé par l’oubli revendiqué. Ses personnages tel que lui en narrateur, ont pu exister ou non ; les quartiers ( chers quartiers arpentés à la loupe ) qu’il décrit nous sont familiers même si nous n’y avions jamais mis les pieds. Il juxtapose le glauque et le sublime avec une pudeur de tous les instants. Mais pour finir avec ce livre à l’écriture simple et captivante, je comprends l’art de l’écriture qui consiste à laisser le lecteur et la lectrice imaginer tout ce qui n’est pas écrit. A chacun, à chacune de faire son propre calque de trajectoire en y biffant ou rajoutant les variantes qui en feront un roman unique en son genre. A la Grande Librairie l’autre soir. Augustin Trapenard a réalisé un entretien presque onirique avec ce grand bonhomme Modiano au dos courbé , tous deux figés et peut-être solidaires dans la poursuite imaginaire d’une vraie ballerine qu’aucun des deux n’a pu toucher, ni même interpeller... Roxane Stojanov de l’Opéra de Paris. C’était drôle, émouvant, inattendu et extrêmement grâcieux. J’aurais été à la place de Patrick Modiano, je me serais effondrée en larmes...
L’inaccessible souvenir peut-être en partie inventé dans le roman et pourtant intemporel, à portée de regard.
Depuis nos derniers mots échangés ma situation a bien sûr évolué. J’ai bien fait de me mettre au repos physique et de m’en tenir qu’à des activités littéraires et familiales. J’ai repris mes marques et sans doute un peu de cette « discipline » convoitée par les personnages de Modiano même si ça ne m’a pas transformée en athlète du quotidien. Vivre à mon rythme est déjà un exploit et un gain de sérénité pour moi. J’ai bien fait de ne pas me précipiter sur la chirurgie pour mon genou douloureux car celui-ci a battu en retraite discrètement, et une alternative m’a été proposée par ma rhumatologue qui estime que le cartilage n’est pas encore foutu. Des injections de gel d’acide hyaluronique me sont conseillées. C’est ce que j’ai programmé pour fin octobre. Pouvoir marcher davantage est le but que je me fixe. En attendant, je prends soin de mon alimentation même si c’est un peu fastidieux et contraignant. Je ne crois pas au miracle mais les petites améliorations sont accueillies avec sympathie.
Pour les études que j’ai évoquées dans ma lettre précédente, c’étaient trois années de préparation pour un diplôme national de rééducation psychomotrice, filière qui a été fortement convoitée par les kinésithérapeutes qui ont craint de perdre une partie de leur clientèle. Beaucoup parmi les redoublant.e.s de la première année de Fac de Médecine se sont rabattu.e.s sur cette voie de sortie, mais ce n’était pas mon cas, car je l’avais choisie sur les conseils d’un ami. C’était une formation innovante où la psychologie et les techniques créatives dont musicales étaient intégrées pour renouveler l’approche de populations handicapées. Une sorte de prise en charge globale ne séparant pas le corps du mental. Il existait un institut privé à Lyon qui avait déjà pris de l’avance sur ces techniques. Mais la Fac de Médecine a tout rassemblé dans une filière à tronc commun (première année) intégrant psychomotricité, kinésithérapie et ergothérapie sous le nom générique de Techniques de Réadaptation. C’est donc resté une orientation de deuxième choix pour les recalés du concours de numérus clausus médical avec certaines dispenses pour l’admission. Je ne regrette rien puisque en étant doublée au poteau par ces « anciens » ça m’a permis d’être plus vite confrontée à la réalité de mon métier de soignante en psychiatrie où j’ai forgé mon rapport à l’humain et à l’éthique avec les outils du moment.
Je suppose que l’enseignement t’a fait passer par des interrogations similaires sur les questions du pouvoir, de la compétition et de l’altérité avec des mises en situation apprenantes.
De ton côté, tu me dis que tu aurais voulu pousser plus loin tes études littéraires. Crois-tu que cela aurait influencé ton itinéraire d’écriture personnelle ? Est-ce que la fréquentation de l’élite ne coupe pas d’un grand nombre de gens ordinaires mais intéressants ?
C’est ce que semble dire Ménie Grégoire (grande bourgeoise fortunée et lettrée ) dans la biographie écrite par sa petite-fille Adèle Bréau « L'heure des femmes » , lecture ardemment recommandée par mes libraires avant l’été. Si l’écriture est un peu racoleuse et peu stylée , j’ai été contente de me souvenir de ses émissions nocturnes que j’écoutais dans ma chambre de bonne à Paris. J’ignore si Ménie Grégoire avait cherché à « s’encanailler », mais elle a su quitter les salons mondains où elle s’ennuyait mortellement pour aller chercher la parole de femmes du peuple, brimée par le système patriarcal. Que de détresses débusquées et que de courages désenclavés par cette émission méprisée par la gent masculine condescendante et l’élite sociale de l’époque.
J’ai beaucoup lu cet été et je renonce à t’en faire l’inventaire. J’ai repris l’écriture quotidienne mais je n’en suis pas trop satisfaite pour l’instant. Seule la discipline de me mettre devant le clavier plusieurs heures par jour me semble aller dans la bonne direction. Mais je donne la priorité à la mise en forme du livre d’hommages à notre grande amie disparue Marie-Ange Sebasti. Il ne me manque qu’un texte et une illustration pour décider de la chronologie définitive de ce livre collectif qui me tient à cœur et auquel tu as généreusement participé. Je n’ai aucune nouvelle de la réédition de son œuvre chez Jacques André qui a lancé une souscription, il y a déjà quelques temps. Notre livre d’hommages quant à lui sera assuré par La Cause des Causeuses. J’espère pouvoir le présenter en novembre au plus tard .
Tu m’as parlé du beau recueil d’Emmanuel Merle que je connais depuis assez longtemps. Il a peu publié. Je l’ai croisé souvent à l’Espace Pandora à une époque. C’est un enseignant et un poète plutôt discret. Ses textes sont profonds et sa sensibilité à fleur de regard et d’introspection pudique me touche. Le recueil AVOIR LIEU m’a fait penser à tes Carnets de Marche. Une pensée en mouvement liée à des paysages escarpés et souvent déserts, qui favorisent un retour sur le passé et une pulsion vers l’inexploré. Une sorte de boucle où, chez lui, la figure paternelle est très présente ainsi que l’importance de tenir la main à quelqu’un.e pour arpenter de nouvelles contrées. Certaines phrases sont contondantes, elles témoignent de difficultés anciennes que l’écriture a transformées et de blessures qui ont été cautérisées. La prose adossée au poème embarque agréablement dans la lecture. Et me revient pourtant cette phrase que j’ai dû trouver dans le journal de Charles Juliet, qui indique l’impossibilité de trouver des réponses dans les paysages... La recherche de la tombe de l’exilé-ancêtre-solitaire (?) de Mackay, Idaho, exhumé grâce à une vieille lettre américaine signalant sa mort, montre l’inutilité du voyage dans le temps... Et j’aime lorsque le poète conclue l’un de ses périples en écrivant : Il n’y a d’autre lieu que le mental. J’ai amené avec moi sur cette portion de bitume ( la Route N°1)tout mon fantasme des Etats-Unis. Je crois aujourd’hui « faire la route » n’est plus un appel. La littérature a fait un usage systématique de cette mythologie et le rêve est usé désormais. ». J’aime la douceur un peu mélancolique de cette écriture que j’imagine pouvoir être chuchotée à l’oreille de l’être aimé.e, elle parle aussi aux morts ce qui ne devrait pas nous étonner ni nous déplaire. Les descriptions de la nature sont simples et minutieuses, elles rapatrient des souvenirs. Le narrateur s’efface devant les beautés rencontrées au bord de ses vertiges les plus intimes... Le vortex poétique chez lui n’abandonne personne à son mauvais sort. La figure du chien errant est forte. Et même l’encre du châtaignier que le père voudrait abattre ne renonce pas à s’imprimer au retour des pays de la mélancolie. J’aime bien le nom de la maison d’édition que je ne connaissais pas : L’étoile des limites et celui de la collection ; Parlant Seul. J’attends que tu me fasses ton propre retour sur cette très belle lecture.
De moins en moins je suis un fils
[ ... ]
Le passé ressemble à ça : des dos de cailloux
lisses de toutes tailles que le temps liquide
a modifiés comme les souvenirs d’événements
lointains. La sécheresse des sentiments
les découvre parfois.
Je vais retourner à mon chantier. Je me suis dégagée des contraintes de l’Atelier Tiers Livre, cela n’a pas été très confortable, mais j’ai la certitude désormais que l’écriture d’un roman ou d’un récit sous le regard des autres est une fausse piste pour moi. La Fiction semble fasciner bon nombre d’auteur.e.s qui veulent faire preuve d’originalité et souscrire à l’injonction de la vitesse ou du rendement. Les récits de vie n’intéressent guère sauf s’il s’agit de célébrités. Le résultat est que les meilleures intentions et les efforts individuels sont noyés dans la grande marmite de l’allégeance aux consignes d’écriture censées ouvrir des perspectives inédites et aguicheuses dans le phrasé des textes. Ce qui me paraît assez insuffisant. La question orale et la question écrite sont trop facilement confondues ce qui fait perdre de vue les motivations de celles ou ceux qui écrivent au long cours et de manière plus confidentielle. Mais il faudrait obtenir une réponse sincère de tous ceux et toutes celles qui ont recours à de tels ateliers en ligne payants pour savoir si réellement ils ou elles s’y retrouvent au bout de leur participation. J’ai tranché la question et même si je continue à lire et à écouter les autres, je m’abstiens désormais de montrer ce qui doit mûrir dans l’ombre. Je préfère discuter tranquillement avec les gens qui parlent de leur écriture sans forcément tout étaler en permanence.
C’est l’occasion de te demander si tu montres tes manuscrits ou plutôt tapuscrits en cours d’écriture, et le cas échéant , si tu tiens compte des avis avant de proposer tes textes aux maisons d’édition ?
Plus le temps passe et plus je me dis que l’on ne doit écrire et publier que si ça ajoute de la clairvoyance au désir de partager. Avec tous les risques que ça comporte. Tu connais ce milieu. Je ne te fais pas un dessin.
Mais il faut rester gentilles et courtoises pour ne pas s’attirer des foudres supplémentaires et se serrer les coudes entre femmes pour faire valoir de nouvelles façons d’écrire dans un monde où dominent les schémas traditionnels. C’est compliqué mais pas complètement impossible. Je réfléchis encore.
J’aime beaucoup l’affiche peinte de Fabienne VERDIER qui illustre le thème de la GRÂCE pour le prochain Printemps des Poètes... Dans ce monde épouvantable qui demande grâce aux dictateurs et aux criminels, je me demande ce que les poètes vont bien pouvoir opposer... As-tu déjà écrit sur ce sujet ?
Je vais me retirer sur la pointe des chaussons et m’endormir en pensant à ta prochaine lettre. Rien ne presse. L’automne est si doux qu’il faut aller le caresser le plus possible dans le vif de ses feuillages persistants. Parle moi de ta Corse, je te parlerai de ce que je vois, ici pour l’instant.
Ton Amie paisible et vieillissante.
Mth
POST SCRIPTUM Samedi 14 Octobre...
Tu vois, je n’ai pas encore mis cette lettre dans le carton des oiseaux, et entre temps tu as publié la Lettre 17 sur ton Site de Terres de Femmes, je vais en faire autant sur celui de la Cause des Causeuses. Tout se retrouve dans cette simultanéité des mouvements de cœur et de connivence. Plus que jamais, étant donné ce que le Monde nous renvoie de plus détestable, nous devons tisser et réparer des liens entre les existences et nous tenir le plus éloignées possible des répliques de rétorsion que les foules réclament.
Tout le monde sait que les humains n’ont qu’une seule planète et qu’il faut en partager équitablement les ressources pour que chacun.e circule et aime sans peur sans reproche aussi. Quand j’entends gueuler des voix d’hommes dans le stade à côté, tandis que je t’écris... je me dis que je préfère qu’ils s’en prennent à des ballons bizarres en cuir plutôt qu’à des enfants et à des femmes qui aspirent à vivre en paix et en sécurité. Ce sont bien des hommes en armes et non des femmes qui ont créé ces territoires qui se déchirent autour d’une ville sainte et muselée. Cette erreur monumentale a des conséquences monstrueuses. Si j’ajoute celle du meurtre délirant de ce professeur de français et des blessures de ses deux collègues, je sens qu’il faut ouvrir grand les yeux et les oreilles et aussi puiser dans la littérature ce qui peut nous permettre de réduire les risques de passage à l’acte partisan en faisant preuve d’empathie et de discernement.
Je termine sur ce poème de Vénus KHOURY-GATHA, pour redonner la parole à une femme, en pensant à toutes celles qui vivent l’exode et la terreur avec des enfants accrochés à leur robe... et qui ne peuvent même plus leur offrir un toit... Abominable époque...
Mains rougies par l’eau de vaisselle
les assiettes sur le rebord de l’évier
elle se sent responsable de la fuite du temps
ajouterait une marche à l’échelle si elle possédait
un marteau
cueillerait les dernières cerises de l’arbre dessiné par
l’homme qui n’a jamais su planter un clou dans
un mur.
Parlons-nous, lisons-nous au-delà des frontières, gardons calme et détermination pour sortir de l’ornière visuelle des vengeances stériles. Créons des femmes qui n’acceptent plus cette pseudo-fatalité. Mettons les soldats à la désertion et les médias à la diète. Ici, j’entends les bruits de rebond du ballon et les voix fragiles des enfants non menacés, j’ignore où sont les femmes et ce qu’elles pensent vraiment de tous ces jeux de rôle mortels... Tu vois, je suis inquiète. Je t’ai préparé du bois pour la cheminée, il finira bien par revenir le temps de vouloir rentrer chez soi pour accueillir les siens et les autres, malgré la fatigue et le désarroi.
Avec toute mon affection.
Ta Lyonnaise sous les nuages du jour.
Mth